Le clan de milliardaires le plus secret de France : l’histoire de la dynastie Mulliez

La famille Mulliez, bien que discrète, est un acteur majeur de l’économie française. Chaque semaine, des millions de Français fréquentent leurs enseignes sans même le savoir. Avec des marques comme Auchan, Decathlon, Leroy Merlin, et bien d’autres, cette dynastie familiale a bâti un empire colossal, représentant une part significative des dépenses des ménages français. Leur succès repose sur une combinaison unique de valeurs familiales, de stratégies commerciales innovantes et d’une organisation interne hors du commun.

Les Débuts Discrets d’un Empire

Au début du 20e siècle, à Roubaix, une ville industrielle, Louis Mulliez, fils d’un fabricant de tissu, n’était pas destiné à bâtir un empire. Son mariage avec Marguerite Lemaire, issue de la bourgeoisie, a tout changé. Grâce à sa dot et son carnet d’adresses, ils ouvrent en 1904 leur premier atelier de retordage de laine. Leur modèle était simple : produire localement, vendre rapidement et éviter les intermédiaires. Ce circuit court avant l’heure a rapidement porté ses fruits.

Dans les années 1930, la famille commence à s’enrichir. La deuxième génération, avec Gérard Mulliez, prend le relais. En 1943, Gérard ouvre un magasin de textile qui deviendra plus tard Fil d’Art. Son innovation majeure fut la franchise, un modèle gagnant-gagnant qui permettait aux commerçants d’ouvrir leur propre magasin sous la marque Fil d’Art, profitant de sa notoriété et de son savoir-faire. Pour la famille Mulliez, c’était un levier de croissance extraordinaire, réduisant les risques et accélérant l’expansion sans avoir à financer chaque nouveau point de vente. Il a fallu près de 20 ans pour affiner ce modèle, et deux décennies supplémentaires pour qu’il porte ses fruits à grande échelle. La famille a persévéré pendant 40 ans, sans jamais abandonner.

Auchan : Le Grand Pari

En 1961, alors que la crise du textile frappe de plein fouet, Gérard Mulliez saisit l’opportunité. Dans une ancienne usine Fil d’Art à Roubaix, il transforme un espace vide en une supérette. Le quartier s’appelait les Hauts Champs, d’où le nom Auchan. Au début, rien ne fonctionne. Son père, Louis, est sceptique, lui donnant trois ans pour que l’affaire décolle. Gérard se retrousse les manches, apprend des meilleurs comme Michel Fournier de Carrefour et Édouard Leclerc. Il comprend une chose essentielle : la richesse ne vient pas des marges, mais des volumes.

Il décide de casser les prix, notamment sur le whisky, pour attirer les hommes, espérant qu’ils en parleraient à leurs femmes et que toute la famille viendrait faire ses courses chez Auchan. Le plan fonctionne à merveille. Mais ce qui fait vraiment la différence, c’est la culture d’entreprise. Gérard écoute ses salariés, préférant un employé motivé à un diplômé. L’ambiance chez Auchan est unique, et la petite supérette devient rapidement un géant. Gérard comprend que le modèle du discount fonctionne et décide de ne pas se limiter à l’alimentaire.

En 1967, Gérard Mulliez ouvre son troisième Auchan à Englos, près de Lille. Il observe les allées et venues sur le parking et se pose une question simple : pourquoi ne vendre que de la nourriture alors que les clients sont déjà là ? Il imagine alors un espace nouveau et unique : la galerie marchande à la française. Un Auchan au centre, entouré d’un écosystème d’enseignes complémentaires. C’est ce qu’ils appellent la marche en escadre.

La magie réside dans le fait que toutes ces boutiques appartiennent à la famille. Pour verrouiller ce modèle, ils créent une foncière, Citrus, qui possède les terrains, construit les bâtiments et gère les loyers. Le parking est commun, les enseignes se complètent, et chaque loyer revient à la famille. À partir de là, il suffit de dupliquer.

Un par un, les piliers de la galaxie Mulliez apparaissent :

  • 1963 : Saint-Maclou (moquette et tapis) par Gonzague Mulliez.
  • 1970 : Norauto (centre auto) par Éric Derville, époux d’une cousine Mulliez.
  • 1971 : Flunch (restauration rapide) par Gérard Mulliez.
  • 1971 : Pimkie (prêt-à-porter féminin) par Fil d’Art.
  • 1976 : Decathlon (articles de sport) par Michel Leclerc (un autre cousin, sans lien avec Édouard Leclerc).
  • 1978 : Kiabi (vêtements familiaux à bas prix).
  • 1979 : Leroy Merlin (bricolage) par rachat stratégique.
  • 1983 : Boulanger (électroménager).
  • 1996 : Jules (mode masculine, anciennement Camaiëu Homme).
  • Cultura (librairie).

La recette est toujours la même : prix bas, emplacements stratégiques, ambiance familiale et synergies. Le client pense changer d’univers, mais il reste dans la même galaxie, celle des Mulliez.

Avec le temps, la galaxie grandit, et le nombre d’héritiers aussi, plus de 1500 aujourd’hui. Pour éviter les guerres d’ego et les conflits, la famille a trouvé une solution : l’Association Familiale Mulliez (AFM). Créée en 1955, l’AFM n’est ni une simple holding ni un club privé. Sa charte est inspirée de la doctrine sociale de l’Église, prônant la propriété privée orientée vers le bien commun et le partage.

C’est une structure unique au monde, une sorte de mini-république familiale conçue pour éviter l’implosion des dynasties. Les Mulliez ont signé un pacte : tout dans tout. Cela signifie que tout le monde possède tout, mais pas forcément dans les mêmes proportions. Le but est que chacun touche les fruits des entreprises, même s’il n’y travaille pas, et surtout, éviter qu’un membre vende ses parts à l’extérieur. Aucun héritier ne détient directement Auchan ou Decathlon ; ils détiennent tous des parts de l’AFM, et l’AFM détient tout le reste. C’est un modèle rare, fondé sur la solidarité et la longévité, sans cotation en bourse ni cession de parts hors du clan.

Chaque 1er juillet, les membres de la famille se retrouvent pour un congrès où ils peuvent racheter ou revendre des parts de l’AFM, mais uniquement entre eux. L’AFM fonctionne comme un État dans l’État, avec ses institutions :

  • Mobilis (Family Office) : 100 salariés gèrent les milliards de la famille, forment les jeunes Mulliez et accompagnent leurs projets. C’est le cerveau financier du clan.
  • Commission Affectatis : Elle œuvre à maintenir l’unité du clan, transmet l’esprit de famille, crée du lien entre les générations et évite les ruptures internes. Des événements festifs, voyages de cohésion, retraites et week-ends thématiques sont organisés.
  • Cercle des Entrepreneurs : Un incubateur maison ouvert à tous les cousins. S’ils ont une idée, ils peuvent la présenter et, s’ils convainquent, ils reçoivent soutien, expertise juridique, financière, conseils et parfois même un investissement. Plus de 45 projets ont vu le jour grâce à cela.

La fortune est collective, mais l’initiative doit rester personnelle. Les conjoints peuvent détenir des parts, mais en cas de divorce, ils doivent les restituer. Seuls les descendants directs de Louis et Marguerite Mulliez peuvent être actionnaires. Même les enfants héritiers doivent passer par un parcours d’intégration. Aujourd’hui, plus de 800 Mulliez sont directement impliqués dans les activités de l’AFM, et la famille a réussi là où tant d’autres dynasties ont échoué.

Le fonctionnement hermétique de la famille Mulliez, bien que source d’admiration, suscite aussi des interrogations. Leur discrétion est parfois perçue comme excessive, surtout quand 10 % du commerce français est entre les mains d’une seule famille sans contrôle public ni comptes publiés.

  • Fiscalité : Beaucoup de Mulliez vivent à Néchin, un village belge près de la frontière française, où la fiscalité est plus douce. Des holdings au Luxembourg et des prêts internes sans intérêt, bien que légaux, alimentent les critiques.
  • Affaire Alinea (2020) : En pleine crise du Covid, Alinea, en difficulté, bénéficie d’un effacement de dettes de 180 millions d’euros grâce à un dispositif exceptionnel de l’État. La famille Mulliez remet 62 millions d’euros pour racheter l’entreprise, mais des fournisseurs et créanciers ne sont pas remboursés. Bilan pour les Mulliez : 118 millions d’euros gagnés dans l’opération, légal mais très critiqué.
  • Dividendes de Décathlon (2024) : Alors qu’Auchan annonce un plan social massif menaçant 2400 emplois, Decathlon verse 1 milliard d’euros de dividendes aux actionnaires. Un mauvais timing qui a suscité des critiques, même en interne.

Malgré ces controverses, l’empire Mulliez est vertigineux. Il compte 130 enseignes réparties dans tous les secteurs du quotidien, de la grande distribution au bricolage, du sport à l’habillement. Chaque semaine, plus de 6 millions de clients passent chez Auchan. Le chiffre d’affaires cumulé tourne autour de 100 milliards d’euros par an, dépassant même LVMH. La fortune professionnelle de la famille est estimée à 28 milliards d’euros, mais certaines sources parlent de 50 milliards d’euros en incluant l’immobilier et les participations cachées, les plaçant parmi les Français les plus riches.

Leur stratégie est de réinvestir presque tout, jusqu’à 90 % de leurs profits. Pas de jets privés, peu de signes extérieurs de richesse. Les Mulliez sont aussi les premiers employeurs privés de France, avec plus de 650 000 salariés à travers le monde. Certains les admirent, d’autres critiquent leurs méthodes et leur pouvoir. Mais une chose est sûre, la famille Mulliez n’est pas prête de disparaître. Leur philosophie est simple : « Le bruit ne fait pas de bien, le bien ne fait pas de bruit. »

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